Pourquoi faut-il réviser notre politique en matière d’infrastructures ferroviaires ?
Si certains ont tendance à oublier les leçons du passé et à penser que la période des Trente Glorieuses puisse durer éternellement, je voudrais à nouveau montrer, que depuis longtemps, déjà certains avaient lancé l’alerte sur notre entêtement dans un modèle obsolète.
Pour ceux qui perdurent aujourd’hui dans une vision « technologique » où la vitesse semble être le seul crédo dans la conception et la réalisation des voies ferroviaires (LGV + TGV), arrêtons-nous un instant sur des réflexions d’hommes « responsables » qui avaient déjà réfléchi à l’impasse d’un tel raisonnement.
Voici ce que l’on pouvait lire dés 1998 dans le rapport d’une commission d’enquête du Sénat intitulée « Remise en cause certains choix stratégiques concernant les infrastructures de communication », commission présidée par messieurs Jean-François PONCET et Gérard LARCHET.
Source http://www.senat.fr/rap/l97-479/l97-47932.html et intégral http://www.senat.fr/rap/l97-479/l97-479_mono.html#toc166
1. La contribution du TGV à la politique d'aménagement du territoire
« Le rapport de présentation du schéma directeur des liaisons ferroviaires à grande vitesse soulignait l'intérêt du TGV comme
instrument de la politique d'aménagement du territoire. Cette affirmation mérite aujourd'hui d'être nuancée.
Le caractère très partiel de la réalisation du schéma directeur de 1992 a privé le TGV d'une partie de son intérêt compte tenu de l'absence d'un réel réseau national à
grande vitesse.
Pour des raisons évidentes, les liaisons TGV qui sont d'ores et déjà réalisées ou qui sont en cours de travaux étaient celles qui étaient les plus rentables et les préoccupations liées à
l'aménagement du territoire n'étaient pas prépondérantes dans la décision de leur réalisation. En effet, elles relient des pôles économiques de première importance pour
lesquels il est difficile d'évaluer l'impact de la liaison TGV en termes d'accroissement du développement local.
Par ailleurs, dans l'hypothèse de la construction d'une ligne fondée essentiellement sur des préoccupations liées à l'aménagement du territoire, la seule
réalisation de l'infrastructure ne peut suffire à induire de nouvelles activités économiques. Comme le soulignait les conclusions de la commission " Réseaux et
territoires " précédemment citée, " une autoroute ou une gare de TGV ne contribueront véritablement au développement d'une ville moyenne que si elles s'accompagnent de la création
d'un ensemble de services technologiques, financiers, universitaires qui contribuent à l'implantation d'activités nouvelles ". Elles indiquaient également que " dans certains
cas, l'amélioration des infrastructures de transport entre des régions de niveaux économiques trop disparates pouvait même conduire à une relative dévitalisation de certaines
agglomérations ".
Enfin, force est de constater qu'au-delà des contestations liées aux dommages environnementaux causés par la construction de lignes nouvelles, la création d'une
liaison TGV peut pénaliser au fur et à mesure de sa réalisation les régions en situation intermédiaire, sans qu'elles puissent bénéficier en contrepartie de compensations (gares
nouvelles, maintien d'une desserte classique performante). Il s'agit là d'un phénomène qualifié par certains d'" effet tunnel ". Ce dernier s'étend plus particulièrement aux sections
des lignes classiques empruntées par les TGV pour les dessertes terminales sur lesquelles de nombreux arrêts sont supprimés par rapport aux dessertes antérieures. C'est le cas en particulier des
liaisons TGV avec la Bretagne à partir de Rennes et des liaisons TGV Poitiers-La Rochelle. Une telle situation est d'autant plus inquiétante que l'utilisation des trains à grande vitesse pour des
relations régionales est loin d'être négligeable.
Le schéma directeur de 1992 soulignait que le TGV offrait " une bonne complémentarité avec le réseau classique " grâce, d'une part, à la compatibilité de cette technique avec
des voies classiques, et d'autre part, " aux correspondances adaptées des dessertes TGV et des autres dessertes, notamment celles des systèmes régionaux de transports ".
A cet égard, les critiques suscitées par l'implantation de gares TGV en rase campagne sont significatives. L'absence de liaisons avec le réseau classique et en particulier avec les trains express
régionaux (TER) explique la faible fréquentation de ces gares intermédiaires à la fois éloignées des centre-villes et dépourvues de correspondances régionales à l'image de la gare Picardie sur la
ligne TGV Nord ou de la gare de Mâcon-Loché sur la ligne TGV Sud-Est. Ces dessertes exercent un effet dissuasif sur les voyageurs incités à recourir à leur voiture, surtout si ils parcourent des
trajets requérant par route une à deux heures. La question se trouve aujourd'hui clairement reposée à propos du TGV-Est, et particulièrement de la gare Lorraine, prévue entre Metz et Nancy et qui
ne sera pas reliée au réseau Métrolor.
De façon plus générale, on peut considérer que la SNCF a eu tendance à minorer l'importance des dessertes intermédiaires, la méthodologie qu'elle utilise pour le calcul de ses prévisions de
trafic l'y incitant au demeurant. Or, ces dessertes sont susceptibles d'apporter un trafic non négligeable et de constituer des atouts pour le chemin de fer face à la concurrence de la voiture
individuelle. Il est donc évident que si ces arrêts intermédiaires ne bénéficient que d'une desserte limitée et si de surcroît ils se situent hors des agglomérations, ils ne permettent pas à la
SNCF d'attirer les voyageurs. Néanmoins, les arbitrages, demeurent en ce domaine délicats, le contournement des agglomérations conditionnant en
partie le gain de temps obtenu sur l'ensemble de la relation ».
C’est dans ce même rapport que les sénateurs pointaient déjà aussi la baisse de rentabilité (cf. TRI ou taux de retour sur investissement ou taux de rentabilité interne dans le cas présent) des projets de LGV, ce qui, en 2012, et avec l’inflation des dettes de SNCF, RFF et de l’Etat Français, ne peut qu’être encore plus pertinent.
2. Le réexamen à la baisse de la rentabilité des projets de lignes nouvelles
« Le réexamen des calculs de rentabilité effectués lors de l'élaboration du schéma directeur résulte d'une révision à la hausse du coût au kilomètre de réalisation des infrastructures conjuguée à une diminution des estimations des recettes attendues.
· L'augmentation du coût au kilomètre[A]
des lignes TGV constatée au fil des réalisations successives n'a, en effet, cessé d'augmenter. Celui-ci est passé aux conditions économiques de 1994, de 33,6 millions de francs au kilomètre
pour le TGV-Atlantique à 40,1 millions de francs pour le TGV-Nord, à 55,2 millions de francs pour le TGV Rhône-Alpes (contournement de Lyon) et à 69 millions de francs pour le
TGV-Méditerranée en cours de réalisation.
Les raisons de cette augmentation tiennent, pour l'essentiel, au renforcement des obligations légales relatives à la protection de l'environnement, en particulier celles sur l'eau et le bruit
qui, accentuées dans certains cas par les pressions des populations de plus en plus averties des enjeux environnementaux, exigent des tracés ou des ouvrages qui s'avèrent plus coûteux. Il faut
noter, au demeurant, que cette tendance est commune à l'ensemble des infrastructures de transport et qu'elle est constatée dans tous les pays européens, le coût kilométrique moyen des lignes
françaises avoisinant désormais la moyenne européenne.
· Parallèlement, les recettes attendues se sont révélées surestimées.
En ce qui concerne les recettes de référence,
les estimations des trafics de référence, c'est-à-dire ceux attendus à l'échéance retenue pour le calcul en l'absence de réalisation d'infrastructure nouvelle, ont été révisées à la baisse,
l'évolution du trafic voyageurs sur le réseau classique étant inférieure de près d'un tiers à celle attendue lors de l'élaboration du schéma directeur.
Par ailleurs, la déréglementation du transport aérien intérieur engagée à partir de 1992 a remis en question le postulat de l'avantage des liaisons ferroviaires à grande vitesse sur le trafic
aérien pour des distances comprises entre 500 et 800 kilomètres. La forte baisse des tarifs sur les lignes pour lesquelles la concurrence était la plus vive ne permettait pas, en effet, une
augmentation significative des tarifs, du moins dans la proportion envisagée par la SNCF lors de l'élaboration du schéma directeur.
La conjugaison de ces deux facteurs a eu pour résultat de faire apparaître que le supplément de recettes attendu des lignes envisagées était très inférieur aux prévisions antérieures. D'après les
estimations publiées dans le rapport de M. Philippe Rouvillois, il diminuait de près de moitié pour les TGV Rhin-Rhône (1ère phase) et Lyon-Turin, des deux tiers pour le TGV Languedoc-Roussillon,
d'un tiers pour le TGV Bretagne - Pays de Loire et se maintenait au voisinage des prévisions antérieures pour le TGV-Aquitaine.
Il en résultait qu'aucun des projets réestimés n'avait une rentabilité intrinsèque suffisante pour pouvoir être financé à partir de la seule contribution de la SNCF. En effet,
les taux de rentabilité interne des projets s'établissent entre 1 et 3,5 % environ, ce qui rendait impossible leur réalisation par la seule SNCF pour laquelle l'investissement n'était
réalisable, selon les valeurs en usage, qu'à partir d'un taux de rentabilité interne de 8 %.
Il faut souligner que le champ du rapport confié à M. Philippe Rouvillois excluait le TGV-Est qui fit l'objet d'un rapport de l'Inspection générale des finances et du conseil général
des Ponts et Chaussées. Remises en juillet 1996 au ministre de l'économie et des finances et au ministre de l'équipement, du logement, des transports et du tourisme, ses conclusions rejoignent
les constats effectués par M. Philippe Rouvillois.
Les auteurs du rapport notent, en effet, que " les raisons profondes de cette dégradation du bilan du projet tiennent à la réduction du trafic ferroviaire dans la région Est au cours des
années passées, à la rigueur et au développement rapide de la concurrence aérienne et très probablement à la concurrence routière bien adaptée à beaucoup de liaisons au sein de la zone traversée,
généralement peu dense et à l'armature urbaine dispersée ".
Cette analyse ne fait que souligner les inconvénients d'une planification ferroviaire fondée sur le souci d'assurer à tout prix la place d'un mode de
transport face à ses concurrents et privilégiant une conception sectorielle des investissements sur une réflexion multimodale.
A travers le réexamen du schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse, est apparue l'idée que la plupart des projets inscrits au schéma directeur national des lignes à grande vitesse ne pouvaient, compte tenu de leur faible taux de rentabilité, être
financés sans une contribution importante des collectivités publiques, cette constatation étant accentuée par l'aggravation de la situation financière de la
SNCF ».
A l’heure où les dirigeants socialistes élus en mai 2012 ont à gérer les effets de la crise de 2008 et son cortège de conséquences, les réflexions datant de 13 ans et venant d’élus de « l’autre bord » n’en ont que plus de poids.
Les déclarations récentes de Jérôme CAHUZAC, ministre du budget de François HOLLANDE, semblent reprendre quelques échos du travail de la commission du Sénat de 1998.
Malgré les combats d’arrière garde de quelques grands élus du Sud-Ouest, pourtant membres éminents du Parti Socialiste au pouvoir, la raison ne peut qu’éclairer les prochaines décisions ministérielles en matière d’aménagement des infrastructures ferroviaires.
L’époque n’est plus au « Concorde sur rail » lancé par feu Georges POMPIDOU dans la queue d’euphorie des Trente Glorieuses.
Le contribuable français, et l’usager du rail, sont majoritairement pour le train pour tous, celui qui les emmène à leur travail, qui les rapproche de leur famille et qui conduit leurs enfants au collège et au lycée. Et cela ne peut, ne doit, se faire qu’au moindre coût d’investissement et d’exploitation pour le citoyen contemporain en butte aux restrictions, au chômage, à la récession.
Jean-Robert THOMAS 9 août 2012
[A] Depuis cette époque l’inflation galopante des coûts de construction n’a fait qu’empirer les craintes formulées par les sénateurs en 1998. Si l’on prend le chiffre déjà effrayant de 69 millions de francs du km en 1998 (soit seulement 10 millions d’euros/km !), on sera confondu en notant que RFF envisage pour 2012-2030 des prix de 20, 30 voire pour certaines régions difficiles comme en Pays Basque avec passages enterrés ou tunnels, 50 millions d’euros/km.